Accueillir l’ « ingérable »…
Témoignage d’une expérience en internat au sein du Service d’Accompagnement de la Famille et de l’Enfant (SAFE à Caen). Par Pauline LARCHER, Liselotte PRAT, Manuel THOMAS, José MUNOZ et Ingrid GALLIENNE.
Notre équipe travaille au sein de l’internat de BEAULIEU, au Service d’Accompagnement de la Famille et de l’Enfant ; le SAFE. Le S.A.F.E. est une institution de Protection de l’Enfance, conventionnée par le Conseil Général en tant que Maison d’Enfants à Caractère Social et habilitée par le Ministère de la Justice au titre de l’Assistance Educative. Les mesures de placement des jeunes sont prononcées par les Juges des Enfants et/ou organisées par les Responsables Territoriaux de la Mission de Protection de l’Enfance du conseil général.
Le SAFE accueille et accompagne des enfants, des adolescents et de jeunes adultes en danger, en souffrance ou en difficulté dans leurs familles. Les enfants et adolescents accueillis souffrent de carences éducatives et affectives et/ou de maltraitances familiales.
Ils peuvent présenter de façon réactionnelle des troubles du comportement, des perturbations d’ordre psychique et physiques. Ces accueils s’organisent au sein de deux internats (l’un à Caen, l’autre à Bayeux), d’un service de placement familial et d’un service de suite pour les plus âgés.
L’équipe du SAFE a pu constater au fil des années, l’importance de fixer des repères théoriques qui sont autant d’aides nous permettant d’appréhender les diverses formes de maltraitance dont sont victimes les enfants et les adolescents qui nous sont confiés.
Les expériences accumulées de l’institution et des personnes qui sont venues l’enrichir, ont, au fur et à mesure des années, constitué un corpus théorico clinique, un projet éthique et un projet de relations humaines qui sont devenus la culture de l’institution. Il s’agit d’un positionnement technique, mais aussi philosophique et politique, devant les questions de la maltraitance, des pathologies et des souffrances familiales. Ce choix est à notre sens indispensable pour que l’équipe puisse tenir un cap cohérent devant la complexité de ses missions et de ses responsabilités. (CF Projet d’établissement du SAFE, 2005)
Diverses Sciences Humaines et leurs courants de pensée, qu’ils se réfèrent à la psychopédagogie, aux pédagogies et psychothérapies institutionnelles ou à la psychanalyse, ont inspiré et enrichi le projet théorique et conceptuel du S.A.F.E.
Ces référence guident la façon dont l’institution peut être pensée et peut être pensante (et “pansante”). Nous soutenons notamment que la place donnée au Sujet, tant du côté des personnes accueillies que des professionnels, participe à forger le contexte institutionnel, l’ambiance, facteur déterminant dans la possibilité pour chacun (soigné ou soignant, accompagné ou accompagnant) d’être au travail.
L’équipe de professionnels pointe particulièrement les notions de respect et de confiance au cœur des rapports sociaux dans l’institution, comme indispensables à l’exercice du métier et facteurs favorisant un positionnement professionnel de qualité (ces rapports sociaux interrogent chacun, qu’il soit éducateur, maîtresse de maison, psychologue, comptable, directeur, secrétaire, médecin psychiatre, homme d’entretien, chef de service…) Nous entendons par là un environnement suffisamment “sécure” pour que la parole de chacun advienne.
Au cœur de ces rapports sociaux, nous donnons une importance primordiale à la fonction de portage, dite fonction “phorique” (telle que la décrit Pierre Delion). A l’image de celle pratiquée par les éducateurs à l’endroit des enfants, cette fonction “phorique”exercée par les cliniciens et les dirigeants au sein d’une institution, au-delà d’être une nécessité au potentiel accueil de l’autre dans sa dimension de sujet, favorise la sécurité psychique de tous (CF Projet d’établissement du SAFE, 2005) et l’émergence d’un collectif.
Ces références constituent un arrière-pays partagé, au service de la compréhension et l’analyse des problématiques des jeunes accueillis mais également au choix et à l’élaboration des outils institutionnels.
Au sein de l’internat de Beaulieu, nous accueillons 13 enfants et adolescents. Ce groupe mixte accueille actuellement des jeunes âgés de 12 à 17 ans. L’équipe est constituée de 7 éducateurs et éducatrices, deux maîtresses de maison, un homme d’entretien, une psychologue à mi-temps, un médecin psychiatre à temps partiel et une chef de service.
L’équipe d’éducateurs est composée de quatre femmes et de trois hommes : nous accompagnons les jeunes dans tous les moments de la vie quotidienne, tout au long de l’année.
Chaque jeune a deux référents qui veillent particulièrement à son suivi que ce soit sur le plan scolaire ou professionnel, extrascolaire, médical et psychologique. Le référent peut être aussi présent dans les rendez-vous familiaux si cela s’avère opportun et avoir un sens dans le travail de la problématique familiale.
Nous appréhendons le collectif d’internat comme un espace à visée thérapeutique qui va souvent offrir au jeune la possibilité, par sa relation aux enfants, adolescents et adultes de mettre en scène, rejouer et déjouer les enjeux de sa problématique familiale.
L’enfant, dans son vécu de maltraitance, de carence, s’est en partie ou totalement identifié comme enfant-objet: objet des conflits parentaux, déplacé sans paroles, malmené, non écouté, parfois non identifié ou non reconnu à sa place d’enfant, dans son corps d’enfant… Ces constats sont souvent le fait d’une problématique des parents trop envahissante pour qu’une place soit laissée et permette un accueil de cet individu en devenir.
L’enfant accueilli au SAFE va inconsciemment répéter son mode relationnel en lien avec la problématique familiale et donc souvent mettre à mal sa place de sujet respectable. Il va interroger la pertinence d’être autrement que ce qu’il connaît.
Ainsi, la répétition (au sens du concept théorique de la psychanalyse) sera à la fois le danger (de répétition de maltraitance) mais aussi le moteur du soin (rejouée, revisitée, lorsque la répétition trouve une réponse différente).
L’accueil, dans notre conception, a une fonction prépondérante et revêt des notions plus larges que celles communément admises. L’accueil est d’une certaine manière la réception faite à quelqu’un, l’acceptation de la personne telle qu’elle se présente. L’accueil permet de favoriser la rencontre. Favoriser, car la posture d’accueil n’engendre pas nécessairement la rencontre: pour qu’il y ait rencontre, il faut également que l’autre l’accepte.
Il s’agit avant tout d’accueillir le transfert, c’est-à-dire d’accepter d’être un peu modifié par l’autre, par la trace qu’il laisse en nous.
En ce sens l’accueil reflète une posture, une éthique, un engagement, qui sera le préalable à l’éventuel transfert. Dans notre approche professionnelle, le transfert est un outil. Accepter de travailler avec cet outil, c’est accepter de parler de soi, avoir conscience que l’analyse de nos ressentis permettra de mieux comprendre l’autre.
(extraits d’un travail collectif “safien” en vue de l’élaboration du projet d’établissement 2010-2015)
C’est avec cet arrière-pays partagé et confrontée au quotidien à « l’ingérable », que l’équipe, dans sa pratique a proposé aux jeunes de mettre en place la « réunion d’enfants ».
Pour parler de cette réunion, il faut revenir un peu sur l’histoire …..
En 2008, les préadolescent(e)s et adolescent(e)s qui étaient accueillis au SAFE en internat, posaient un certain nombre de difficultés à l’équipe éducative. C’était un groupe d’enfants aux situations familiales complexes, aux comportements inadaptés et parfois même violents. Ces jeunes éprouvaient des difficultés à vivre ensemble dans un collectif de 13 enfants ayant un fonctionnement de groupe en « souterrain » inaccessible aux éducateurs. Certains adolescents n’hésitaient pas à passer à l’acte dans des agissements de plus en plus menaçants, violents et le groupe, dans toutes se dimensions, se dégradait chaque jour. Après de nombreuses interventions des adultes, de temps de« recadrage », de rappel aux règles, d’élaboration de sanctions, de réparations diverses mais aussi d’exclusions temporaires et de réorientations de quelques jeunes, l’équipe pluridisciplinaire a imaginé mettre en place un espace de parole où les adolescents viendraient s’exprimer.
Le projet d’une telle instance avait comme intérêt de créer un espace dans lequel « la parole libre » pourrait circuler, où les adolescents serait invités à échanger. La libre expression aurait une place importante, rien ne serait imposé, chaque enfant parlerait de ce dont il avait envie, exprimerait ses désaccords et réagirait aux propos des uns et des autres dans le respect. Nous imaginions que chaque enfant y parlerait de ce qu’il vivait dans le collectif, de ce qu’il ressentait. Ce temps proposerait donc de parler de soi, dans un espace commun. Ainsi nous pouvions penser (nous…les adultes…) que ce groupe de parole favoriserait un lien social et offrirait aux adolescents la possibilité d’apparaître sous des traits plus ou moins différents de ce qu’ils montraient dans la vie quotidienne. En mettant en place cet espace de parole, l’équipe pluridisciplinaire espérait que parler ensemble, régulerait la vie de chaque jour, diminuerait le nombre de conflits, apaiserait les tensions et limiterait, voire éviterait, les passages à l’acte. Un espace de parole s’est mis en place l’année suivante, en 2009, au sein du collectif.
Dans le souci que cette instance ne soit pas toujours animée par les mêmes éducateurs, le jour et l’heure étaient variables, ce qui ne nous permettait pas de faire vivre ce moment de façon régulière. Dans un premier temps, nous avons tenté de le maintenir une séance toutes les trois semaines. Rapidement, nous avons été confrontés à d’autres priorités (prise de rdv, problèmes liés au planning, autres réunions…) et l’espace de parole n’a plus eu lieu si régulièrement (en moyenne, une fois toutes les six semaines).
Les jeunes et les éducateurs de service participaient à ces séances. Nous nous réunissions dans la salle commune de l’internat et un éducateur abordait un événement marquant de l’actualité du groupe (souvent prédéfini en réunion d’équipe.
Nous pensions à ce moment qu’il était important de ne pas nommer le ou les jeunes concernés en imaginant ainsi protéger chacun d’attaques verbales de la part des autres. Beaucoup de sujets pouvaient être exprimés, discutés, mais malgré quelques améliorations dans la vie partagée au quotidien, nous ne sentions pas de réel changement d’ambiance. Nous tâtonnions ensemble et nous apprenions à nous parler, mais le fait de penser une partie de l’ordre du jour entre adultes, empêchait une mise au travail collective et générait une forme de « pensée morte ».
En effet, cette organisation rendait inaccessible une réelle liberté de pensée et de parole pour les jeunes.
Jusqu’en 2012, nous nous sommes accrochés à l’importance de maintenir cette instance même si certains éducateurs ne se sentaient pas suffisamment à l’aise pour l’animer.
En début d’année, les professionnels de l’internat du SAFE ont bénéficié d’une formation interne avec Monsieur Gabriel GODARD (Psychologue clinicien, Psychanalyste, Formateur, ancien directeur d’établissements – Directeur et fondateur de l’INSTITUT REPERES) sur la clinique du quotidien. Nous avons pu avoir un premier échange très constructif sur l’espace de parole ou « la réunion d’enfants ». L’intervenant a insisté sur la nécessité d’une régularité plus importante de ces réunions, sur la participation de l’ensemble des éducateurs et sur plusieurs notions et concepts de l’animation. Ce temps de formation a suscité le désir de l’équipe de retravailler le sens de cet espace.
Aussi, depuis novembre 2012, nous nous sommes interrogés sur le lieu, l’espace où se déroule ce moment d’échange et sur sa régularité. En effet, comment imaginer que l’on puisse demander à des enfants, qui vivent des moments douloureux, envahis par des sentiments d’injustice et de persécution, se manifestant bruyamment face aux frustrations, de parler avec aisance de leurs ressentis en attendant la réunion pendant trois à six semaines ! Ils n’attendent pas et sont davantage dans l’agir.
Nous avons donc proposé un cadre clair aux enfants. La « réunion » aurait lieu tous les jeudis de 18h30 à 19h30. Sont présents, les éducateurs qui travaillent à ce moment de la semaine mais les autres peuvent y participer, s’ils le souhaitent ou si l’actualité le réclame. La participation des jeunes est libre. Dans les faits, depuis ce nouveau fonctionnement, les jeunes sont présents à chaque réunion.
Les enfants ont appelé cette réunion : « Espèce de Parole » et nous avons dans un premier temps installé une boite qu’ils ont nommée « Pense pas bête ». Ils pouvaient déposer des mots qui étaient lus en réunion et qui permettaient d’être des supports à la discussion.
En Février 2014, à l’occasion d’une journée « portes ouvertes », quatre éducateurs de notre équipe se sont rendus à l’école de la Neuville pour y rencontrer l’équipe mais aussi les élèves qui nous ont brillamment expliqué leur fonctionnement. Cette rencontre a apporté de nouvelles idées que les éducateurs ont partagé en réunion « Espèce de parole » avec le collectif.
De nouveaux outils ont vu le jour. Depuis, la boite « pense pas bête » n’existe plus. Les messages y étaient parfois subtilisés… Elle a été remplacée par un cahier de « râlages ».
La réunion d’enfants commence par l’installation des chaises dans la pièce en positionnant de façon précise la chaise de l’animateur et de celui qui notera les décisions dans un cahier prévu à cet effet. Les décisions prises dans cette réunion par le collectif font référence pour le collectif. Pour les remettre en question, il faut attendre une prochaine réunion.
Celui qui anime la réunion n’est plus un adulte mais un enfant. Celui-ci se propose à la réunion précédente et son rôle est validé par les autres. Chacun occupe cette place à tour de rôle, quelque soit son âge ou ses difficultés.
Une fois installés, nous commençons par une minute de silence qui permet à chacun de se « poser » … se « pauser »…de se mettre en pause…
Aujourd’hui, chaque participant, adulte ou jeune, s’exprime en son nom propre. L’éducateur ne s’exprime plus au nom de l’équipe. L’«Espèce de parole » ou la « réunion d’enfants », permet aux adolescents comme aux professionnels de se retrouver sur un même niveau de participation. Cela modifie clairement le rapport à l’autre. Ce mode de participation témoigne pour chacun de ses capacités, de ce qu’il ressent, de ses difficultés, de ses sentiments, de ses désirs, mais aussi de ses limites et de ce qu’il peut accepter ou non. C’est un espace qui se veut adressé au sujet. Contrairement à ce que nombre d’enfants accueillis ont connu dans leur histoire, la parole de chacun compte. Le regard de l’enfant sur l’adulte, évolue. Il voit le professionnel qui l’accompagne, doté d’affects, de sentiments et de ressentis. Nous percevons que cela peut participer à décaler sa représentation de l’adulte, empreinte de toute puissance et l’aider à mettre au travail son rapport à l’autre. L’échange régule les tensions mais s’articule aussi autour des moments positifs. L’accent peut alors être mis sur ce qui fonctionne, ce qui évolue pour chacun ou dans la dimension collective, ce qui est agréable à vivre ensemble.
Nous pouvons tenter d’illustrer notre propos…parlons un peu de Basile
En quelques mots… A sa naissance, la mère de Basile avait 16 ans et son père 23. Ils se sont séparés lorsqu’il avait deux ans. La petite enfance de Basile a été très chahutée par la fragilité, l’errance et l’immaturité de ses parents. Confié à sa mère dans un premier temps, il a vécu de sa naissance à 4 ans une relation maternelle discontinue, imprévisible et une absence de soins. Son histoire est émaillée de ruptures de lien avec chacun de ses parents, et notamment sa mère, avec qui les relations se sont dans un premier temps distendues, puis sont devenues inexistantes. Elle a déménagé sans laisser d’adresse lorsqu’il avait 9 ans, ne donnant plus signe de vie. Sa garde avait été confiée à son père lorsque Basile avait quatre ans. Pour autant, le travail du père l’amenant à être très souvent absent, Basile était soit avec la nouvelle compagne de celui-ci, âgée de 20 ans, soit avec son grand-père paternel soit avec sa grand-mère paternelle. Il ne savait jamais qui viendrait le chercher à l’école. Ce jeune garçon a rapidement développé des troubles (dyslexie, dysorthographie, problèmes alimentaires, énurésie, difficultés scolaires et très grande agitation).
Après l’intervention de services de milieu ouvert pendant plusieurs années auprès de sa famille, Basile a été placé en famille d’accueil à l’âge de 7 ans. De façon séquentielle dans un premier temps, puis à temps plein depuis ses 9 ans. En famille d’accueil, il présentait des troubles avec des mises en danger. Basile était en grande difficulté sur le plan de sa sécurité interne, majorée lorsqu’il était confronté à des relations de type maternant. Il était décrit comme particulièrement blessé et pouvant être attaquant dans la relation aux substituts maternels, anticipant et provoquant des vécus de maltraitance et d’abandon. Il a pu bénéficier de nombreux soins thérapeutiques (art thérapie, orthophonie, entretiens psychologiques…).
Après plusieurs échecs de placements en familles d’accueil, parcours long et douloureux, il a été confié à l’internat du SAFE à l’âge de 13 ans et demi.
Dès son arrivée à l’internat, Basile s’est montré envahissant du fait de son agitation physique, son débit verbal peu adapté (familiarité, vulgarité, moquerie). Les autres jeunes l’ont assez mal supporté, adoptant à son sujet une position de réserve, voire de réticence.
Nous le percevions comme un jeune adolescent fragile, qui manifestait de l’angoisse (agitation, crise clastiques) dès qu’il se sentait insécurisé. Il manifestait des troubles du comportement dans le cadre de sa scolarité. Le collège a rapidement stoppé son accueil, charge à notre service de le garder en attendant une orientation en ITEP. Pendant plusieurs semaines, Basile a été à l’internat nuits et jours.
C’est un jeune qui manifestait fortement son besoin de permanence éducative investissant particulièrement ses deux éducateurs référent. Le départ des éducateurs qui avaient fini leur service l’inquiétait. Il s’agitait.
Basile était très sensible à l’environnement. Sa grande quête affective, l’importance de l’image qu’il renvoie aux autres et son envie de reconnaissance l’ ont tout de même aidé à s’installer.
Rapidement, dans le collectif, Basile est attiré par les jeunes qui ne vont pas bien ou qui montre des caractères en opposition. Bien souvent, il « colle » au mal-être de l’autre, ne parvenant pas à se distancier. Il apparaît alors envahi et agité. Il peut être dans des positionnements contraires :
Il « allume les mèches », attise les conflits ou tout au contraire se montre positif : amène des idées, recherche des solutions pour régler les problèmes. Il peut passer d’une attitude à une autre, sans que cela puisse être anticipé, comme s’il était totalement agi par l’ambiance du groupe. Il peut se montrer violent avec les autres, poser des actes repérables et d’autres moins visibles.
Il y a quelques mois, nous sentions que certains garçons étaient très actifs sur le groupe mais agissaient la plupart du temps en « souterrain ». Ils pouvaient tenir des propos menaçants et également adopter des attitudes violentes envers les autres jeunes, sans que cela puisse être repéré par les éducateurs. Nous l’apprenions dans l’après-coup, lorsque les jeunes victimes des violences, osaient en parler. Basile faisait partie de ces garçons…
Dans un premier temps, les garçons en question ont été revus individuellement par les éducateurs, une réponse éducative étant recherchée avec eux. Dans ces situations, il peut s’agir d’une réparation, d’une sanction… Si cette réponse n’est pas opérante, le jeune est reçu en entretien avec un éducateur référent par le chef de service. Il arrive aussi que l’équipe éducative fasse appel au directeur.
Pour Basile, les tentatives de « réparations »sont difficilement opérantes pour l’aider à penser son comportement. Il ne parvient ni à dépasser la culpabilité ni à penser ce qui se passe là. Agi par l’ambiance, il réitère les comportements d’intimidation, les menaces et peut poser des actes de plus en plus forts.
Lors d’une soirée, Basile en alliance avec Timothée (un autre adolescent du groupe) s’en est pris verbalement à une jeune en l’insultant de « pute »,puis s’est montré violent physiquement à l’encontre de l’éducateur qui intervenait (il l’a pris au col en levant le poing). Agités, les deux jeunes se montraient menaçants et opposants. L’ensemble des jeunes étaient insécurisés par ce passage à l’acte. Le groupe était agité, la situation devenait ingérable pour les deux éducateurs présents. Ces derniers ont prévenus les deux garçons qu’ils allaient faire venir le chef de service d’astreinte afin de trouver une solution et de les calmer. Timothée s’est alors isolé discrètement, laissant croire à un apaisement alors qu’il était allé chercher un objet métallique pour accueillir le chef de service. Basile, quant à lui, n’a pas trouvé de solution pour s’apaiser ; la perspective d’intervention du cadre et l’attitude de Timothée activant davantage sa violence. « j’vais l’taper s’il vient le chef de service ». A son arrivée, le collègue d’astreinte a trouvé Basile inabordable, inaccessible, ingérable…insultant et violent. Avec l’aide des pompiers, après une contention de plus d’une heure, Basile a été accompagné à l’hôpital pour une consultation en urgence. Il s’est apaisé ensuite rapidement. Il a été accueilli en urgence pour la nuit chez une famille d’accueil qu’il connaissait pour y avoir été accueilli ponctuellement sur des temps de week-ends et vacances. Un retour au sein du groupe d’internat n’était pas envisageable dans ce contexte.
Le lendemain, après un entretien en sa présence avec ses référents et ses parents dans le bureau du directeur, l’option fut prise d’un éloignement du groupe pendant quinze jours. Durant cette période, il a été accueilli dans cette même famille d’accueil et a rencontré ses éducateurs référents à plusieurs reprises pour l’aider à réfléchir à ces événements.
Cette situation a généré beaucoup d’angoisse pour les autres jeunes du groupe qui se sont saisis de la réunion « espèce de parole » du lendemain pour livrer leurs ressentis. Timothée et Basile étaient absents.
Certaines filles du groupe ont exprimé leur « ras le bol » et leur sentiment d’insécurité ; les adultes et les jeunes ne parvenant pas à mettre fin à ce climat de violence.
Cette réunion a été un temps fort dans la vie du collectif.
Pour la première fois, nous n’avions plus un groupe d’enfants accueillis d’un côté et d’éducateurs de l’autre, mais un collectif réuni autour du partage de la vie quotidienne et d’un évènement traumatique.
L’émotion était palpable chez chacun d’entre nous, enfants comme adultes partageaient leur vécu. En effet, chacun a pu parler de ses émotions et de son sentiment d’insécurité face à cette violence. Les jeunes nous ont ainsi interpellés sur les limites de la protection que nous pouvions leur garantir dans ce contexte. Pour nombre de jeunes, cette violence et les évènements « souterrains »dévoilés pendant cette réunion (menaces, maltraitances…), faisaient écho à leur histoire personnelle. Les questions du placement, de la protection et de la séparation, lourdes de sens dans ce que le collectif traversait, pouvaient être échangées collectivement. Un accueil de la parole était possible là… conférant à cet espace une dimension thérapeutique. Ce soir-là, le groupe a eu besoin de prendre l’air, dans tous les sens du terme et la soirée s’est poursuivie par un pique-nique à la plage…
Ces événements ainsi que la réunion d’enfants qui s’en est suivie, ont été repris en réunion d’équipe et ont aussi été sujet à beaucoup de discussions de la part des jeunes (entre eux et avec nous). Il a été décidé d’en reparler, en présence de Timothée et Basile, à l’occasion de la réunion suivante.
De son côté, toujours accueilli temporairement en famille d’accueil, Basile rencontrait ses éducateurs pour penser et mettre au travail ces évènements. Après une semaine d’éloignement, à la demande du groupe, il a accepté de venir participer à l’Espèce de parole.
Nous ne savions pas comment chacun réagirait. L’absent peut vite devenir l’enjeu d’attaques de la part du groupe. Lors de cette réunion, les jeunes ont pointé le côté « ingérable » de cette situation, de cette violence. Chacun a pu à la fois exprimer son ressenti, ses émotions et aussi recevoir ceux des autres. Basile a supporté d’écouter et d’accueillir… Il est resté attentif aux dires de chacun. Il n’a rien dit sur le moment mais a pu exprimer, plus tard, ses regrets et ses difficultés par rapport au comportement qui a été le sien.
Suite à ces évènements, nous avons observé un apaisement du groupe et une fonction plus forte de la réunion d’enfants dans la vie du collectif.
Dans l’après coup, cet apaisement soutient Basile et lui permet d’adopter une autre position, plus propice à l’écoute de soi et des autres.
La réunion d’enfants l’étaye pour accéder à la parole, verbaliser ses émotions et se mettre au travail, c’est à dire de faire des liens, entre ce qu’il vit, ce qu’il ressent et ce qu’il agit.
Aujourd’hui, nous sentons que la réunion a un effet de régulation au quotidien. Basile s’appuie plus facilement sur celle-ci que sur des entretiens individuels pour penser et mettre en mots ce qu’il traverse. Nous observons moins de passages à l’acte violents dans le collectif. D’une certaine manière l’Espèce de parole contribue, au quotidien, à soutenir chacun, éducateur ou jeune, dans sa capacité à « tenir » sur le groupe et nourrit le collectif qui accueille l’autre de manière plus sereine…
Cette vignette illustre une part de la dynamique qui a traversé notre collectif ces dernières années. Travailler cet outil de la réunion d’enfants réinterroge la relation adultes/enfants et nos postures professionnelles de surcroit. Cet outil réunion est vivant, à la fois cadré par des règles du jeu claires, à la fois ouvert à l’évolution. Il engage les éducateurs à renoncer à être dans une posture de maitrise dans la relation éducative. Quel possible laisse-t-on à l’autre, y compris dans l’expression de sa violence ? …« Ingérable »… N’est-ce pas un signe de bonne santé, au final ? …
A l’heure où les éducateurs sont formés comme des coordinateurs de projets, comment penser nos métiers inscrits dans l’accueil et le soin ?
Le 04 décembre 2014,
L’équipe éducative