Rencontre Croix-Marine de Basse-Normandie. Habitat et santé mentale : accès, maintien accompagnement. Le 13 juin 2017.
De quoi l’habitat est-il donc le nom ?
Jean-Luc Charlot
Il est de coutume et parfois d’une certaine utilité de commencer une journée d’étude par une ébauche de précision des contours et des questions posées par ce qui est précisément l’objet d’étude de cette journée. Il me revient ce rôle et cette responsabilité, aussi vais-je tenter, comme l’on dit, de problématiser ce qui nous réunit aujourd’hui : habitat et santé mentale.
J’ai choisi volontairement d’entrer dans mon propos par la notion d’habitat, à la fois parce que c’est la finalité de la Fabrik Autonomie Habitat que je représente aujourd’hui, association qui contribue, pour sa part, à concrétiser la possibilité du libre choix des personne en situation de handicap quant à leur mode d’habitat et aussi, parce que, si de ce fait, je peux peut-être prétendre éclairer de quoi l’habitat est le nom, vous êtes bien plus pertinents et compétents pour éclairer de quoi la santé mentale pourrait bien être le nom…
Je voudrais (au moins pour aujourd’hui), vous dire et développer successivement le fait que l’habitat que l’on destine à des personnes en situation de handicap est le nom, à la fois, d’une finalité, d’une politique publique, d’une certaine confusion et d’un chantier, tout juste commencé et qui nous reste à mettre en oeuvre.
L’habitat comme finalité, d’abord
La question mérite d’être posée d’emblée : parler d’habitat plutôt que de logement, dire habiter plutôt que se loger révèle-t-il un de ces glissement sémantiques censés combattre l’usure des mots à une époque où l’on parle plus vite que l’on pense, où « ça » parle à flux tendu dans la logique d’une langue prise au piège d’un marketing de la pensée ?
Ou bien l’habitat et l’habiter désignent-ils une autre finalité que le logement et le loger, autrement dit, habiter chez soi est-il plus que se loger ?
Au-delà de son acception ordinaire (se loger, résider à telle adresse ou dans tel quartier : j’habite 17 boulevard des Alliés, j’habite le 20 ème arrondissement), la notion d’« habiter » renvoie avant tout au rapport que l’Homme entretient avec les lieux de son existence,
Habiter c’est déployer son être dans le monde qui l’environne, un monde auquel on apporte sa marque et qui ainsi devient le nôtre, à partir du « chez soi ».
Le « chez soi » est cet espace à travers lequel (et plus que nulle part ailleurs), on peut devenir soi et à partir duquel on peut revenir à soi.
Le « chez soi » est ce lieu dans lequel on habite dans l’intimité avec soi-même… au travers du sentiment de protection, de clôture et de familiarité que ce « chez soi » distille.
Si le handicap est aussi l’expérience d’une vie bouleversée, alors habiter chez soi peut devenir, à certaines conditions, un lieu à partir duquel on peut revenir à soi. Raison pour laquelle, la production et la proposition d’habitats (et non seulement de logements), devrait constituer l’instrument d’une politique publique d’une société qui se proclame vouloir être « inclusive ».
L’habitat déborde le logement : être logé ne suffit pas à « habiter ». C’est aussi la qualité du lieu où l’on habite (cet ensemble que constitue le logement, la résidence, la rue, le quartier…), qui peut conforter la beauté de l’existence, la qualité d’une vie. Cette qualité est liée à la possibilité de ces multiples usages que sont pouvoir y effectuer des achats, s’y promener, y exercer des activités culturelles ou militantes, y entretenir des relations…
Ce lieu où l’on habite est aussi humain. Et il faut aux femmes et aux hommes, qu’ils soient en situation de handicap ou non, des lieux pour vivre, de lieux pour se situer dans le monde. Mais il faut que ces lieux n’assignent pas à résidence leurs habitants, il faut que l’environnement humain et urbain ne bornent pas leur vie.
La qualité du lieu où l’on habite est donc une condition nécessaire pour rendre la vie vivable, mais elle n’est pas, là encore, suffisante. Il existe une diminution de la puissance de vie avec le handicap qui impose toutes sortes d’empêchements de faire et d’agir. « Empêché », ce mot dit bien ce qu’il énonce à travers son origine latine (impedicare) qui signifie « prendre au piège » : quand la vie est ainsi prise au piège, elle n’est simplement plus vivable. Aussi, le lieu où l’on habite doit-il être un lieu où existe une offre véritablement coordonnée d’aides, d’accompagnement et de soins de qualité.
Ainsi à grands traits, peut-on esquisser la différence entre habiter et se loger, entre habitat et logement et préciser ainsi la finalité qui doit nous rassembler aujourd’hui.
Mais l’habitat est aussi le nom d’une politique publique
Le Comité Interministériel du Handicap le 2 décembre dernier, a finalisé une « démarche nationale en faveur de l’habitat inclusif pour les personnes en situation de handicap ».
Il s’agit de douze mesures pour développer des solutions d’habitat se situant, je cite, « hors de la législation relative aux établissements et services sociaux et médicosociaux, le plus souvent construits dans le cadre des partenariats impliquant des bailleurs sociaux, des collectivités, des associations, des représentants de la société civile et les personnes elles-mêmes. Ces réalisations développent par ailleurs des dispositifs d’accompagnement à la vie sociale spécifique et non médicalisé ».
Ces mesures visent aussi bien à mobiliser les bailleurs sociaux, qu’à préciser les conditions de mise en commun de la PCH.
Je ne veux pas détailler ici cette démarche, mais je voudrais souligner le moment singulier où nous en sommes de cette question d’habitat destinées aux personnes en situation de handicap. Qui est à la fois un moment de reconnaissance du droit d’habiter et de choisir son mode de vie et un moment d’énoncés d’injonction possiblement contradictoires avec ce principe.
Pour simplifier disons que depuis dix à quinze ans, un certain nombre d’initiatives ont été conduites et réalisées sur l’ensemble du territoire, souvent à partir de démarches qui se sont apparentées à de « longs parcours du combattant », compte tenu notamment des incompréhensions des acteurs nécessaires à leur réalisation (bailleurs sociaux, collectivités, départements, etc.).
Ces incompréhensions sont dues principalement au fait que ces initiatives agencent entre eux des dispositifs de droit commun (logement, modalités de locations, services, etc.) selon des formes inédites (que j’ai appelé par ailleurs « bricolage social local ») et qui posent problèmes aux différents acteurs institutionnels nécessaires à la mise en oeuvre de ces projets
Des acteurs qui ne savent pas comment intégrer ces « innovations » dans leur modes de gestion ou dans les normes technico-administratives qui constituent leur principale grille de lecture (le bailleur par exemple qui ne sait pas financer un local commun ou un Département qui se demande si telle formule d’habita ne devrait pas être requalifiée en Etablissement Médico-Social-Social, par exemple).
Mais ces différentes initiatives existent et permettent à ce que des personnes en situation de handicap puissent vivre chez elle et dans la Cité, selon des modes de vie très différents. Je renvoie au très exhaustif « recueil de bonnes pratiques dans les dispositifs de logements accompagnés » qu’a publié l’UNAFAM en avril dernier, pour apprécier la diversité de solutions déjà mises en oeuvre et l’inventivité des promoteurs de ces formules d’habitat.
A cette période de production d’initiatives, succède la cristallisation d’une phase de stimulation et, l’espère-t-on de facilitation, dans la mise en oeuvre de ces différents projets d’habitat, du fait de cette politique publique.
Je fais, pour ma part, l’hypothèse qu’il se joue là un processus d’institutionnalisation de ces formules d’habitat. Autrement dit, un processus d’appropriation, de ces initiatives, nées au sein de sphères restreintes de la société et qui doit pouvoir s’étendre à des sphères plus larges, du fait que cette politique publique légitime pleinement ce qui apparaissait, à l’origine, comme des « inventions ».
Mais en même temps, et c’est le troisième nom possible de l’habitat, cette politique n’est pas exempte…
D’une certaine confusion
Du fait notamment du contexte dans laquelle elle émerge et qui est celle d’une volonté des pouvoirs publics d’inciter simultanément à une « désinstitutionnalisation » du médico-social.
Les acteurs de la santé mentale que vous êtes connaissent d’expérience, cette notion qui avait pu être pensée comme un prolongement du mouvement initié par Basaglia en Italie ou la réalisation du projet de Lucien Bonnafé et des promoteurs du secteur psychiatrique et qui n’est pas sans poser de questions quant à sa mise en oeuvre et à ses effets sur un certain nombre de personnes en situation de handicap psychique.
Cet impératif de désinstitutionnalisation, qui prend parfois la teneur d’une injonction, s’accompagne d’une approche gestionnaire qui conduit parfois les autorités de tutelle à imaginer une équation vertueuse où desinstitutionnalisation et prise en charge à moindre coût trouveraient leur résolution dans des projets d’habitat.
Outre le fait qu’un habitat tel que nous en avons esquissé la finalité en première partie de ce propos, ne « coûte » vraisemblablement pas moins cher qu’un hébergement en établissement médico-social par exemple, le principe qui doit conduire à la production d’une offre de formules d’habitat est d’abord et avant tout, celui du droit, tel qu’il est précisé dans l’article 19 de la convention des droits des personnes handicapées, celui « d’avoir la possibilité de choisir, sur la base de l’égalité avec les autres, leur lieu de résidence et où et avec qui elles vont vivre et qu’elles ne soient pas obligés de vivre dans un milieu de vie particulier ».
Cette question du libre choix de son mode de vie et d’habitat est centrale et impérieuse. Elle se doit de guider ce qui constitue le dernier des noms de l’habitat que je voulais développer, ce matin, devant vous…
Le chantier (les chantiers pour être plus précis) d’élaboration et de mise en oeuvre de formules d’habitat que nous avons à performer
Une des conditions du libre choix des personnes, de leur mode de vie et d’habitat, est qu’il existe sur leur territoire une pluralité de formules d’habitat dont l’une au moins puisse correspondre à un moment donné de leur vie à leurs besoins et leurs aspirations.
C’est à ce chantier d’élaboration et de mise en oeuvre de cette pluralité de formules d’habitat que nous devons nous atteler.
Cela passe, dans chaque bassin de vie, par un processus de qualification des besoins d’habitat qui consistent à définir, en associant les personnes concernées, les qualités attendues des différentes formules d’habitat selon quatre dimensions : les qualités de l’environnement paysager et social, les qualités du logement lui-même, les qualités de l’accompagnement nécessaire à ce que la vie chez soit soit confortable, sécurisée et digne, les qualités, enfin, du mode de vie qui va du plus indépendant au plus collectif, voire communautaire. Je n’insiste pas sur cette démarche de qualification dont une première ébauche, réalisée sur l’agglomération caennaise vous sera présentée en deuxième partie de matinée.
Cela passe ensuite, par une transposition de ces besoins dans les Programmes Locaux d’Habitat (PLH). Le Programme Local de l’Habitat (PLH) est, en effet, en France, le principal dispositif en matière de politique du logement au niveau social. Il est le document essentiel d’observation, de définition et de programmation des investissements et des actions en matière de politique du logement à l’échelle d’un territoire. Echelon pertinent retenu par la loi, c’est aux établissements publics de coopération intercommunale d’élaborer le PLH. Il fixe des objectifs et décide des actions visant à répondre aux besoins de logements et de renouvellement urbain. Il est établi pour une période de six ans. Le PLH concerne tous les types d’habitat, mais vise en particulier à répondre à l’objectif de mixité sociale en favorisant une répartition équilibrée des logements sociaux sur tout le territoire de l’établissement public de coopération intercommunale.
Ce chantier des PLH doit viser à faire de ces outils de programmation, un outil véritable pour une politique de proximité centrée sur les parcours résidentiels et les modes des vies des habitants, parmi lesquels certains sont en situation de handicap. Ce qui suppose que la démarche d’élaboration des PLH devra prévoir, dès le cahier des charges de l’étude, un temps d’appropriation des problématiques singulières de l’habitat des personnes handicapées par tous les acteurs concernés. Comme elle devra prévoir, au cours de la démarche d’élaboration, l’animation de ces espaces de dialogue et de construction conjointe de l’offre et de la demande d’habitat, avec les personnes handicapées et leurs représentants et dont nous avons déjà évoqué la pertinence. Comme elle devra, enfin, finaliser le document de programmation vers un véritable dispositif territorial de l’habitat, associant logements, services et commerces, par opposition à une logique de programmation de simples « produit.
Références
– Baudry P., La ville, une impression sociale, Paris, Circé, 2012
– Charlot J-L., De quelques apories concernant la prise en charge du vieillissement des personnes en situation de handicap, Les Cahiers de l’Actif n° 454-455, avril 2014, p 9-13
– Charlot J-L, Un dispositif singulier de social care, in ALTER, Revue Européenne de la Recherche sur le Handicap, Volume 9, juillet-septembre 2015, p 249-256
– Charlot J-L., Le pari de l’habitat. Vers une société plus inclusive avec et pour les personnes ne situation de handicap ?, Paris, L’Harmattan, 2016
– Deutsch Claude, Je suis fou et vous ?, Plaidoyer pour la cause des personnes en souffrance psychique, Toulouse, Eres, 2017
– Le Scouarnec R-P., Habiter, demeurer, Appartenir, la Collection du CIRP, UQUAM, 2007, Vol 1