Psychiatrie adulte
Vidéo : je suis fou et vous? de la disqualification à la prise de parole. Ph. Guerrard et de C. Deutsch aux journées nationales de Caen 2013
Vidéo: L’hospitalité de Procuste , Guy Rousseau ( Caen 2013)
Vidéo: A quelles conditions une relation de soin est-elle possible ? Frédéric Worms (Caen 2013)
Vidéo: Le devoir de réserve , Blandine Ponet, 62èmes journées nationales de croix marine ( Caen 2013)
Clinique du passage à l’as ( Simon Bouin psychologue à l’UHSA de Rennes, Juin 2014)
Clinique du passage à l’as
On les appelle les déviants, les fous, les assassins, les prédateurs, les insensés, les aliénés, les meurtriers, les délinquants, les monstres, les malades mentaux, les débiles mentaux, et j’en passe.
Comment voulez-vous trouver votre place dans le monde quand les mots qui vous définissent vous en excluent par définition ? Un monstre, c’est par définition ce qui n’est pas humain. Ça vient de monstrum, qui signifie montrer péjorativement, montrer comme une bête de foire, monstranum ; mais ça veut dire aussi fléau. Un aliéné, c’est quelqu’un qui nous est étranger, un alienus, un alien. Quant à la déviance, elle parle d’elle-même : on dévie de la norme sociale, on s’en écarte. La norme sociale nous dit ce que l’individu peut ou ne peut pas faire. Elle est garantie par la loi (nous sommes tous égaux devant la loi, en théorie) mais aussi par quelque chose de plus abstrait, qu’on appelle les mœurs, la culture ou les idéaux d’une société. Dans le premier cas, les sanctions du non respect de la norme sociale sont assez simples : amendes, prisons. Dans le second cas, c’est plus compliqué : on parle alors d’exclusion. Pour les sociologues, l’exclusion est corrélée avec cette chose atroce qu’ils appellent la valeur sociale ; je cite « Les valeurs représentent des principes auxquels doivent se conformer les manières d’être et d’agir, ces principes sont ceux qu’une personne ou qu’une collectivité reconnaissent comme idéales et qui rendent désirables et estimables les êtres ou les conduites auxquelles elles sont attribuées ». Plus vous vous écartez de la norme, moins vous avez de valeur. C’est la base du marketing. Et ça nous fait mesurer l’effet pervers de la double condition de cette fichue norme sociale, puisque le non respect de la première entraine de facto l’exclusion. Quant à la corrélation entre l’exclusion sociale et le non respect de la loi, ça c’est une autre question.
Ce qui est vraiment intéressant, c’est qu’il y a plusieurs étages à cette norme, dont on retrouve la même logique en prison. Il faut obéir aux règles, au langage, à la fois du système pénitencier et à celui des détenus. Il y en a qui s’en sortent très bien avec ça. Comme disait un petit caïd en sortant de prison dans un documentaire : « c’est bien, tu es avec tes copains, tu fumes et tu ressors musclé ».
Et puis il y a les autres. Les déviants, les fous, les assassins, les prédateurs, les insensés, les aliénés, les meurtriers, les délinquants, les monstres, les malades mentaux, les débiles mentaux, etc…
Vous, la seule place qu’on vous donne, c’est dans les faits divers.
Braquage d’une boulangerie : les deux magrébins n’avaient pas touché leur RSA.
Parricide : elle assassine son père avec un oreiller.
Drogues : deux kilos de shit trouvé à bord d’une voiture volée. Le conducteur était alcoolisé et n’avait pas le permis.
Viol en réunion : trois policiers suspendus.
Métro : 16 ans de réclusions requis contre un schizophrène pousseur.
Collège : Triple agression sexuelle en cinq jours, le prédateur sexuel était frustré.
Malveillance : deux ans de prisons pour avoir passé 8 000 appels aux pompiers dans l’année. Il s’agit de sa dixième condamnation pour le même délit.
C’est tellement absurde qu’on dirait du Fénéon : « Le professeur de natation Renard, dont les élèves tritonnaient en Marne, à Charenton, s’est mis à l’eau lui-même : il s’est noyé ». Pour votre information, ça date de 1906.
Mais pour vous parler du fait divers, personne ne le fait mieux que Frederic Jaccaud, dans son livre Hécate, p 61 pour les curieux.
“Le fait divers n’est issu de rien. Il éclabousse, enfle, salit, scandalise, puis laisse place à un autre événement, plus dégradant, plus ridicule, moins humain. Pour se déployer, il ne lui faut que la conjoncture de la grandeur et de la petitesse ; c’est un peu comme observer quelqu’un chier à son insu. Le fait divers déverse, divertit, met en branle l’imagination mauvaise de tout un chacun. Sa nécessité ne fait pourtant aucun doute, parce qu’il agite les sentiments de pitié et de mépris sans aucune implication morale ; on ne ressent aucun remords en s’y projetant. Il commence et se termine dans l’impersonnel. Les acteurs de ces petites pièces décadentes n’incarnent personne en particulier ; ils évoluent à l’état brut de caractères théâtraux. Le fait divers décrit la part d’humanité déchue de son statut d’exception divine. La brièveté est une autre qualité du fait divers – il ne dure pas, son existence se réduit à son énoncé ; il ne marque pas. On pense ne jamais oublier tel fait divers et pourtant, le lendemain déjà, il a disparu des mémoires.”
C’est avec ça qu’on doit faire à l’UHSA. La disparition. Mais pas seulement hors de la vue, non, disparaître des mémoires. Disparaître symboliquement ! Disparaître du langage. Ne pas avoir de place. Nulle part, même pas dans la plus minime des considérations de l’Autre. Ca implique une certaine radicalité dans le rapport à l’altérité : pour exister, il faut la présence d’un autre. Pour ne pas disparaître, il va falloir gueuler. Pour citer le rappeur Iris : « la seule réponse au mépris fut le bruit, les marches silencieuses n’ont pas porté leurs fruits ». Exister, qui en latin signifie « être debout », mais qui en grec signifie « être en dehors de soi ». C’est l’Autre qui donne du sens à notre être, dans cette idée que, si nous parlons, c’est parce que nous avons été parlé avant. La langue est avant tout la langue de l’Autre. Pour le dire autrement, si on existe, c’est parce qu’on nous a fait exister au préalable. L’exclusion de l’autre par l’Autre avec un grand A est donc ici à la fois la cause et la conséquence des malheurs de nos patients.
Comment peut-on entendre le fait que la grande majorité de nos patients aient été repéré préalablement par les services de psychiatries ?
Comment se fait-il qu’un grand paranoïaque hospitalisé pendant plusieurs mois n’ait pas eu de réel suivi médical une fois sorti de l’hôpital ?
Il y a plusieurs choses, bien sûr, sur lesquelles on pourrait écrire des thèses entières : sur l’évolution du discours de la psychiatrie, qui tend vers une scientification de la maladie mentale au détriment de la clinique, du diagnostic quantifiable en remplacement de l’observation et de l’écoute du sujet – et qui font passer un bon nombre de sujets entre les mailles du soin ; sur l’évolution du discours social, qui enferme le sujet dans sa jouissance narcissique, avec ses objets, avec sa petite fenêtre virtuelle sur l’extérieur, son profil, son avis, son mur, ses goûts, sa musique, qu’il partage, et qui va permettre à notre paranoïaque de rester enfermé pendant deux ans chez lui sans mettre le nez dehors et sans pour autant avoir le sentiment d’être en rupture avec ce qu’on appelle bizarrement le “lien social” puisque c’est justement là dessus que son existence se base – à savoir le sentiment que l’autre nous en veut, que l’autre nous regarde, nous écoute ; sur l’évolution du discours politique, généreusement sécuritaire, qui tend à la destruction de ce lien social par exclusion de tout ce qui ne rentre pas dans la ligne du parti (et les résultats plus qu’inquiétants du Front National peuvent en témoigner).
Comment on s’en sort, quand on n’est pas armé pour lutter contre ça ? Comment demander de l’aide, quand on est intimement persuadé que l’autre en veut à notre vie ? Comment faire consister cette demande, quand on passe sa journée assis à l’entrée d’un supermarché à demander toutes les cinq secondes si on n’a pas une petite pièce pour dépanner ? Comment demander, quand on ne sait ni lire ni écrire ? Quand on ne parle pas français ? Quand les seules perspectives qu’on a, c’est d’aller bosser à Michelin qui licencie 7000 personnes l’année de ses bénéfices record, alors qu’on pourrait gagner dix fois plus en restant au quartier à dealer de la merde ? Quand s’injecter de l’héroïne devient la seule façon de supporter la souffrance ? Et je ne parle bien évidemment pas des hallucinations…
La seule réponse, c’est le passage à l’acte. Quand il n’y a personne pour vous entendre, il faut bien faire taire la douleur, la peur. La peur du passage à l’acte, bien souvent !
Que dit Lacan du passage à l’acte ? Il nous dit que c’est un “se laisser tomber” ; se laisser choir. Il nous dit que le passage à l’acte, c’est sortir de la scène. C’est très intéressant, parce que le passage à l’acte intervient lorsque le sujet s’identifie à l’objet qu’il est pour l’autre – objet du désir, objet déchet par exemple – et qu’il y réagit par une angoisse radicale et impulsive : il se fait sortir de scène. Ou bien, il fait sortir l’autre de scène. C’est le dévoilement de ce qu’il est lui, pour l’autre, dévoilement considéré comme une vérité de son être, une certitude, qui va le pousser à s’éjecter. Cette vérité radicale n’est pas symbolisable, le sujet ne peut rien en dire, c’est bien là où l’acte répond d’une absence du langage. Le sens du passage à l’acte, c’est qu’il n’a pas de sens. Le passage à l’acte ne s’adresse à personne. C’est pourquoi on ne peut rien en dire, on ne peut pas l’interpréter : c’est ce dont témoignent de nombreux patients uxoricides. Il est littéralement impossible pour eux d’en dire quoi que ce soit, c’est le trou, le trou noir, l’oubli, l’incompréhension. Le passage à l’acte c’est du réel, de l’irréversible. C’est souvent, je cite, “la seule possibilité pour un sujet de s’inscrire dans le réel déshumanisant. Il est victoire de la pulsion de mort, il est le prix toujours payé trop cher pour soutenir inconsciemment une position de maîtrise, dans l’aliénation la plus radicale, puisque le sujet est même prêt à le payer de sa vie”.
L’exclusion serait-il un vecteur de passage à l’acte ? La sortie de scène volontaire est-elle une réponse à une sortie scène subie ? C’est une véritable question, concernant notre pratique. Une question éthique, bien sûr, celle du désir du soignant. Aller au delà de ce qui nous répugne, de ce qui nous ennuie. Le paranoïaque dont je vous parlais, quand vous le recevez, vous ne le lâchez pas ! Vous le tenez par le col ! C’est, je crois, une véritable pratique de la prévention… mais c’est un autre débat. Parce qu’il n’y a pas de prévention sans responsables, c’est évident ; et ici il n’y a pas de responsabilité autre que celle du sujet.
Faire sortir l’autre de la scène ça vous amène en prison, et paradoxalement ça vous amène sur le devant de la scène ; de la scène médiatique, pour un temps très bref. Et pour mieux retomber dans l’oubli par la suite. Comme une double forclusion. Les conséquences sont généralement désastreuses : ce sont les journaux, la presse à sensation, autant dire ce qui se fait de pire en terme de dialectique, qui va mettre des mots, leurs mots, sur vos actes. Leurs mots, donc leur sens. On peut comprendre après pourquoi tant de patients clament leur innocence, puisque tout ce qu’on pourra en dire sera par définition à côté de la plaque. « On me dit que j’ai violé, mais j’ai violé personne moi, je suis pas un violeur, je l’ai juste papouillé ».
Un petit détour théorique, si vous me permettez. Quelles sont les implications d’une forclusion du Sujet par l’Autre ? Autrement dit, d’une exclusion radicale d’un homme par la société ? Je me dois d’insister un peu sur ce mot étrange de forclusion.
Freud, dans son introduction à la psychanalyse, propose une scène très amusante pour illustrer ce qu’est le refoulement. Imaginez que là, pendant que je vous parle d’un truc qui s’intitule « le passage à l’as » l’un d’entre vous se mette à hurler et à nous insulter. Comme vous êtes de bienveillantes personnes, vous prenez l’infâme rebelle par les dessous de bras et l’envoyez valdinguer dans le couloir, avant de fermer la porte à double tour, histoire de s’assurer qu’il ne reviendra pas. Ainsi, je pourrais continuer à vous développer mon exposé. Dans ce cas, le refoulement a marché. Mais qui nous dit que l’infâme rebelle ne va pas s’amuser à tambouriner à la porte, à faire du bruit, à taper sur des casseroles, pour continuer à pourrir mon exposé au-delà de la porte ? C’est ça, l’inconscient, ça continue à vous emmerder même quand vous vous êtes enfermé à double tour.
Imaginons maintenant que vous mettiez l’infâme rebelle derrière les barreaux, dans un bâtiment de béton en dehors de la ville. Là il ne s’agit plus de refoulement, le refoulement impliquant un éventuel retour, une possibilité pour l’infâme rebelle de se faire entendre quand même. Il s’agit d’une forclusion. En droit, la forclusion est l’extinction de la possibilité d’agir en justice. Il n’y a plus rien à faire. En psychanalyse, il s’agit de l’exclusion d’un signifiant qui donnerait son sens à tous les autres signifiants – la loi, par exemple – autrement dit, il s’agit de l’exclusion d’un dernier mot qui donne son sens à une phrase, d’une rupture dans la chaine des signifiants qui font le langage. En psychanalyse, la forclusion signe donc la psychose. Quand je vous parlais de l’évolution du discours de la psychiatrie et du discours politique, la vraie question serait de savoir pourquoi est-ce qu’aujourd’hui on met les psychotiques en prison. Ça aussi c’est un autre débat.
Bon, revenons au Sujet. Et à sa radicale exclusion. Qu’est-ce que ça implique tout ça, pour moi, dans ma pratique de psychologue ?
Au regard de ce que je viens de vous dire, c’est assez évident en fait : ça implique de travailler avec l’absence. L’absence de quoi ? L’absence de la trilogie divine : du besoin, du désir et de la demande. Où, face à l’absence de l’autre, il ne reste que le besoin – qui lui, contrairement au désir et à la demande, n’est adressé à personne. Et ça, mon collègue Volkan pourrait vous en parler longtemps, des patients dont la demande se réduit au besoin – demander du feu pour les cigarettes, des laxatifs pour les constipations – le caca, cet inépuisable enjeu institutionnel – au médicament, le bien nommé « si besoin ». On demande son « si besoin » comme on demanderait des bonbons ou du déodorant. Du côté soignant, il est bien entendu impossible de définir cet état de besoin dans lequel se situe le sujet ; du côté du sujet, quand le besoin écrase la demande, le « si besoin » est une proposition. Une proposition de quoi ? De soin ? De se taire ? On ne sait pas trop. Considéré comme l’effet – ou plus précisément le produit – d’une double forclusion (subjective et sociale), le sujet n’a plus qu’à s’inscrire dans le discours le plus pauvre qui nous habite actuellement, celui d’une science sans sujet.
Comment faire un travail de psychologue sans la demande ? Pas le choix, bien entendu : situer la demande de mon côté. La plupart de mes rencontres se font par le biais d’un « on peut se voir ? » ou un « j’aurais souhaité vous rencontrer ». Ce qui a l’air casse gueule, quand il s’agit d’un paranoïaque. Et ça l’est. Il faut alors parfois en passer par les acticités, lieu de la « proposition », où il n’y pas d’enjeu. Risquer d’être persécutant. Mais cet obstacle est le prix à payer pour garantir une éthique à ma pratique. Celle de désirer le sujet, de ne pas le laisser de côté – malgré la tentation, parce qu’il y en a certains qui sont quand même un peu effrayants ou dégoutants -, quand structurellement ça lui est impossible de désirer, sous prétexte que c’est son choix – en apparence seulement, si tant est que son choix ne soit pas le fruit d’un symptôme plus grave, comme la mélancolie.
Il a donc fallu inventer cette pratique de l’amorce. Lacan disait qu’il ne fallait jamais reculer devant la psychose – puisqu’il faut bien dire, sans réelle surprise, que la psychose occupe la quasi-totalité des patients que nous recevons. L’amorce d’une relation, avec des sujets rompus à des symptômes tragiques ; des symptômes dont le sens se perd dans le bruit. C’est d’ailleurs ça, la définition du passage à l’acte : c’est ce dont on ne peut rien dire ; ce qui a émergé dans le Réel par défaut de pouvoir se dire.
L’amorce est un début, un premier pas ; et le début de ce début consiste à rendre au sujet ce qui lui appartient : la demande. Demander pour faire demander. Faire entendre pour faire parler, et parler pour élaborer – et donc élaborer pour s’en sortir. C’est prétentieux, bien sûr. Mais il faut quand même s’imaginer le challenge que ça représente : demander quelque chose à quelqu’un à qui on n’a jamais rien demandé – rien d’autres que des comptes à rendre, à une société qui s’acharne à vous faire disparaître de sa propre mémoire. En poussant le vice jusqu’à lui faire miroiter la suite d’un suivi psy une fois de retour en détention, avec la complicité de nos collègues des différents SMPR par exemple. C’est ici que se loge l’impossible de ma pratique : la continuité, le suivi. La dialectique sacrifiée sur l’autel de l’efficacité, sans autre véritable alternative. C’est l’autre prix à payer. On peut appeler ça la frustration, se faire couper l’herbe sous le pied ; je préfère continuer à parler d’amorce. Comme le dit la chanson, « la meilleure façon de marcher c’est encore de mettre un pied devant l’autre, et de recommencer ». De pas, il en faut forcément un premier.
On pourrait la résumer ça comme ça, en fait : la clinique du passage à l’as, c’est un coup de poker, ça consiste à répondre à l’acte par un acte – un acte qui ne concerne pas l’agir, mais qui se soutien d’un dire. Cet acte fondateur de mon éthique qui consiste à faire entendre que je suis à l’écoute.